d'après le livre du Professeur Jean COLLIN
CHEVALIER de la Confrérie
Editions de la Lieutenance à Honfleur (14700)
Qui n'a entendu parler du "Trou normand" ? Cette façon originale de déguster une eau-de-vie de cidre est connue bien au-delà des frontières de la province normande, mais peu de gourmets savent exactement en quoi elle consiste, ni comment elle doit être pratiquée, ni quels sont ses effets physiologiques.
C'est pourquoi il lui a été consacré un petit ouvrage pour satisfaire la curiosité de nombreux amateurs de bonne chère : « Notre Trou normand. »
En voici un extrait préparé par son Auteur.
« Le mot trou a une connotation négative. Il évoque le vide, le néant, la destruction, ce qui est négatif, dangereux, préjudiciable, bref rien d'intéressant, or les Normands ont réussi à faire du trou néfaste un trou rassurant, festif, que l'on pratique entre amis à l'occasion d'une fête, d'une rencontre amicale et joviale. »
Son origine
« Lorsque le 28 mars 1553, le Sire Gilles de Gouberville, dans son château du Mesnil-au-Val à 20 km au sud de Cherbourg, distillait pour la première fois son cidre pour en faire une eau-de-vie, il ne se doutait certainement pas que ses compatriotes imagineraient un jour ce procédé de consommation. On n'arrive pas à savoir d'ailleurs quand cette coutume est apparue. Seuls les écrivains normands du siècle dernier y font allusion, le premier étant à ma connaissance Gustave Flaubert dans "Bouvard et Pécuchet" (1881). C'est à cette époque que les menus annoncent régulièrement que le Trou normand sera pratiqué. Puis, peu à peu, une sorte d'hypocrisie est apparue. Au lieu de mettre Trou normand, on a mis le sourire du baptisé ou la rosée du communiant, ou les baisers des mariés, etc. A partir de 1965-70 on a indiqué sorbet mot d'origine arabe signifiant boisson. Si cette pratique ne nous semble pas tout à fait erronée, je lui reproche cependant d'engourdir les papilles gustatives à cause de la glace, ce qui est quand même bien dommage quand il s'agit d'apprécier la qualité des mets. De plus la façon de le consommer fait perdre tout le contexte convivial du vrai Trou normand pratiqué correctement. »
But du Trou normand
« Qui n'a un jour éprouvé quelque amertume en constatant que sa faim était malheureusement satisfaite alors que, selon le menu proposé, il restait tant de bonnes choses à manger ? "Caler" au milieu du repas, alors que se profilent à l'horizon tant de bons plats et de desserts succulents, est vraiment un grand dommage. Cette satiété arrive d'autant plus vite en Normandie que notre cuisine, il faut bien le reconnaître, est un peu grasse. Comment pourrait-il en être autrement quand nous utilisons aussi largement crème ou beurre ? L'estomac doit mobiliser toutes ses forces pour entreprendre une digestion qui s'annonce laborieuse et, bien vite, il refuse par manque d'appétit toute nouvelle ingestion. »
« Les Romains, devant semblable situation, avaient trouvé une solution. Je ne m'y attarderai pas quand j'aurai dit qu'ils se servaient d'une plume de paon, chacun devinant ce à quoi il est fait allusion. Il est bien évident que les Normands, dont l'une des principales vertus est l'économie, ne pouvaient se résoudre à rendre ce qu'ils avaient acquis ! Force était donc de trouver autre chose ! C'est ce qu'ils firent en inventant le fameux "Trou normand". »
« Il consiste à absorber, au milieu du repas, au moment où l'on n'a plus envie de continuer à manger, un petit verre de calvados qui stimulera l'estomac. Celui-ci ainsi sollicité se videra brusquement, dans le bon sens, créant du même coup une sensation de vide que la conscience populaire a dénommée "le Trou normand". Ainsi la seconde partie du repas pourra-t-elle être entreprise avec une nouvelle ardeur, digne de celle qu'avait l'affamé en se mettant à table. »
Effets
« Pour que l'effet thérapeutique de l'absorption soit satisfaisant, il ne faut pas une grande quantité d'alcool.
Tout dépend, bien sûr, de plusieurs paramètres facilement décelables : le sexe, le poids, l'habitude ou non de consommer de l'alcool, la quantité d'aliments absorbés, leur teneur en graisse, etc. C'est une question de connaissance personnelle.
Pour un bon repas, tels que ceux qui sont pris à l'occasion de fêtes de famille ou de banquets traditionnels, un petit verre à liqueur nous paraît être la quantité idéale c'est-à-dire 2 ou 3 centilitres au maximum que l'on verse dans un verre ballon pour faciliter la dégustation, ainsi que nous le verrons dans le paragraphe traitant du processus. Ce qu'il faut c'est que la quantité d'alcool absorbé arrive d'un seul coup dans l'estomac, si l'on veut obtenir l'effet recherché. Peu après la prise de cette modeste dose de calvados un certain nombre de phénomènes physiologiques interviennent pour obtenir l'évacuation gastrique.
Peu d'études ont été faites sur le sujet mais plusieurs explications, souvent sans valeur scientifique, ont été proposées : diminution de la teneur en eau des aliments par la cuisson, élongation de l'estomac par l'alcool, etc. La seule thèse de médecine écrite sur le sujet (Faculté de médecine d'Amiens 1970) démontre qu'un peu d'alcool accélère la digestion et que trop d'alcool la ralentit. Il convient donc d'agir avec modération.
De plus, les chimistes le savent bien, l'alcool attaque les graisses et les graisses attaquent l'alcool (c'est ce que l'on fait en nettoyant les vitres grasses avec de l'alcool) et grâce à l'acide gastrique qui sert de catalyseur, un certain nombre des molécules des graisses et de l'alcool sont détruites. Il convient d'ajouter que la prise du calvados, en cul sec, crée un stress stomacal qui tend à l'ouverture du sphincter du pylore (sortie de l'estomac). Ce stress se propage jusqu'à la vésicule biliaire qui s'ouvre rapidement, laissant la bile s'écouler dans le canal cholédoque comme le faisait, il y a peu de temps encore le célèbre repas de Boyden, prescrit pour les radios de la vésicule biliaire.
Parmi les nombreux composants chimiques du calvados, on trouve de l'acide malique spécifique à la pomme. Cet acide a la propriété de soigner les dysfonctionnements du foie et de la digestion. Les laboratoires Roques ont d'ailleurs créé, en 1962, un produit pharmaceutique, « la Rocmaline », dont le principal composant est précisément l'acide malique.
J'ajoute personnellement qu'il n'est pas exclu que le Trou normand ne joue aussi un rôle placebo favorisé par le rituel de sa prise.
Au final, l'estomac se vide quasiment d'un coup et l'on peut reprendre le cours de son repas avec grand appétit. Tel était bien l'effet recherché ! »
Processus
« Un rite, j'allais dire un rituel, s'attache à cette coutume. Je me suis amusé un jour, à l'intention de mes étudiants du cours de gastronomie que j'avais créé à l'université de Caen, à le décomposer en 26 mouvements ! On peut en faire le résumé suivant.
Bien sûr, il faut se mettre debout ! Tous les convives se sentent plus solidaires les uns des autres, et cela donne plus de solennité au geste – ce que ne permet pas le sorbet que l'on prend assis et avec une petite cuillère.
Sans perdre de vue le but thérapeutique recherché, il est bon de satisfaire les différents sens qui doivent entrer en jeu.
D'abord la vue. Il convient d'admirer la robe de son calvados. Il est évident qu'elle doit être parfaitement limpide, sans aucune impureté. La robe ne doit pas être trop claire, mais pas davantage trop foncée. Trop clair, le calvados est trop jeune et pour moi inconsommable. Trop brun, il est trop âgé pour ce qui lui est demandé. Selon moi il doit avoir encore l'impétuosité, la spontanéité d'un jeune calvados tout en ayant déjà perdu une grande partie de son agressivité. Un calvados de cinq ou six ans d'âge me paraît parfait.
Après avoir déduit ainsi son âge, il faudra le humer afin d'analyser toute sa richesse gastronomique. Pour ce faire, il faut "mucher" au creux de sa main le petit verre, afin que le réchauffement du liquide permette le dégagement des esters les plus volatils et les plus parfumés. C'est pourquoi le verre ne doit pas être rempli jusqu'en haut, sinon les esters se répandent dans l'atmosphère. L'analyse des parfums permettra, tout comme au vin, de découvrir au calvados, son arôme, son bouquet, de retrouver son terroir et pour terminer, cette délicieuse odeur de pommes si caractéristique qui fait surgir des images superposées de campagnes verdoyantes, de chemins creux, de vergers de pommiers en robe rose, de pommes multicolores, de cidre pétillant, de joie, de liberté, de vacances.. Un connaisseur ne manquera pas d'observer les larmes laissées sur les parois intérieures du verre pour compléter son analyse.
Ensuite chacun des convives humectera ses lèvres pour éviter l'effet de surprise aux papilles gustatives. Il faut prélever une légère gorgée
de l'eau-de-vie en ayant soin d'absorber en même temps un peu d'air chargé des esters de la partie supérieure du verre. Il fera glisser la prise au-dessus de sa langue puis sur l'ensemble des muqueuses buccales afin de parfaire son jugement.
Enfin le maître de maison donnera le signal et tous les convives, ensemble, videront leur verre d'un trait, en faisant ce qu'on appelle cul sec.
Certains s'élèvent contre cette "profanation". A ceux-là je dirai qu'il faut savoir ce que l'on veut : ou bien l'on veut, avec un calvados de grande qualité et d'âge, faire une bonne dégustation subtile, délicate et alors il vaut mieux attendre la fin du repas, ou bien l'on veut faire le trou normand authentique. Celui-ci n'est possible que si on le pratique en faisant cul sec, et je m'explique. »
« Si le verre de calvados est absorbé en de multiples petites prises répétées, plus ou moins rapides, une partie de l'alcool et accessoirement de l'acide malique, est absorbée directement par osmose à travers le tissu épithélial de la muqueuse buccale et entre immédiatement en circulation dans le sang pour gagner notamment le cerveau.. On perd ainsi tout le bénéfice escompté du stress qui ouvre les sphincters et des réactions chimiques qui neutralisent et l'alcool et les graisses.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, une légère prise de calvados au milieu du repas ne monte jamais à la tête si l'on vide son verre par cul sec. Puis on s'assoit et on attend quelques poignées de secondes avant de recommencer à manger d'abord pour laisser le temps au calvados de faire son effet, mais aussi pour savoir s'il a de la longueur au goût. »
